J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 9 mars 2018

lieux


C’est un mille-feuilles mille fois resservi dans lequel on mord à pleines dents, épais qu’il est des couches énormes de morts et d’années et de siècles s’empilant peu à peu, des couches sans fin de gens, de visages qu’on ne connaît pas ou à peine, par ce qu’on en voit de silhouettes ici ou là, à l’occasion d’un enterrement, d’une quelconque réunion de famille, d’une promenade, de rencontres, de hasards, de ce qu’on nous en raconte, qu’on écoute à peine, sans vraiment comprendre de quoi il retourne, qui est qui par rapport à qui, qui est cousin, beau-frère, grand-oncle, arrière-tante, qui a vécu là-bas ou là, est mort maintenant ou malade ou vient seulement de naître et qu’on ne croisera peut-être jamais, ou très souvent sinon, c’est même chose, une pâtisserie un peu lourde et savoureuse, si peu respectueuse de nous, s’écrasant comme on appuie dessus et qui n’en finit pas de se faire, défaire, en même temps, dans le moment où toutes les histoires la constituant se déplient dans la conversation n’en terminant plus alors que le souper est passé maintenant et qu’arrive derrière la tarte qui accompagnera le café qu’on entend grogner dans son recoin de cuisine quand il termine de se filtrer, la tarte qui n’est pas un dessert ici mais servira simplement à continuer à avaler parce que demain pourrait se faire sans plus rien à manger et qu’il est impossible de se défaire du vieux réflexe des gens de guerre alors qu’on peut le dire, la toute dernière des guerres est maintenant bien loin si l’on oublie celles qu’on se mène dans le dedans tous soldat de soi à chaque seconde. On joue encore avec un recoin de la nappe, c’est brûlant qu’on avale son café et cette question à chaque fois mais non, jamais de sucre, il ne reste plus à présent dans la pièce que le bruit des cuillères tournant dans ce grand vide qui est le vide du temps passant.

Daniel Bourrion "lieux" ( Editions Publie.net 2018)

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