Nantes fut d'abord
pour moi, et pendant longtemps, aux vacances d'été, une simple étape sur le
chemin de la mer. Le train, qui traversait alors le cœur de la ville en
longeant le bord d'un bras de la Loire, à la vitesse à peu près d'un train de
péniches, en s'arrêtant aux gares de Nantes-Orléans, de la Bourse et de
Chantenay, s'il rendait la circulation malaisée, donnait en revanche au
curieux, attiré à la fenêtre de son wagon par le vacarme de la rue et
du quai, une impression d'intimité peu commune : ici la ville, dont le chemin
de fer ne donne à voir d'habitude que les terrains vagues, les dépôts de
mâchefer, les arrière-cours d'immeubles avec leurs poubelles et leurs
outils de jardin, s'ouvrait en deux brusquement devant le voyageur,
surpris de couper par le milieu une fourmilière tranchée par la bêche, une
circulation bourdonnante qui coagulait le long de la voie en caillots
instantanés à chaque passage à niveau. (...)
Cette progression, cette procession
paresseuse du convoi par le beau milieu d'une grande ville, dans le carillon
des passages à niveau, les coups de timbre précipités des tramways,
le concert des trompes et des klaxons, m'éveillait à un sentiment de vie
furieuse et innombrable, de hâte et d'allégresse endiablée, que je rencontrais
là pour la première fois. La grande surprise d'une enfance campagnarde
mise en présence de la ville n'est pas tant la nouveauté matérielle, l'échelle
inattendue des bâtiments et des rues, le foisonnement des objets insolites,
que le sentiment véhément et tout neuf d'une pression humaine jusque là jamais
ressentie, au milieu de laquelle on se sent brusquement immergé, et que le
pouls ralenti d'Angers n'avait pu me communiquer encore d'aucune manière.
Moment assez grave, où la vie monte à la tête comme un vin corsé, et dont
l'enfance de la ville ne connaît pas le déclic, aussi décisif, aussi
troublant presque à sa manière qu'une première puberté. Les rythmes naturels,
protecteurs, berceurs, et presque naturellement porteurs, cèdent tout d'un coup
de toutes parts à l'irruption de l'effréné,
au pressentiment de la jungle humaine. Ambivalence à laquelle Nantes m'a
éveillé, que le souvenir de Menin souligne, et dont j'essaierais
inutilement de me libérer : je suis resté, vaille que vaille, face à toutes les
manifestations de foule, l'enfant collé à la vitre du wagon, qui regarde
monter jusqu'à lui, interdit, l'agitation furieuse d'une grande ville
coupée en deux comme un ver .
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