J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

samedi 23 décembre 2017

Carnets du grand chemin


Ce qui me surprit le plus, quand je traversai les Causses pour la première fois, ce fut la pâleur du sol dans les lointains tremblés de soleil du plateau: tous les tons exténués que tirent d'un caban de berger, après dix années, les morsures de la canicule succédant au lessivage des pluies d'hiver, s'étalent ici à perte de vue: gris fumés, ocres rôtis, rouille délavée, blanc cassé des espaces qui montrent la corde. C'est là que pour la première fois - gravies les sombres pentes boisées qui donnent accès de Mende au Causse de Sauveterre - j'ai eu la révélation du Midi sans couleur.
Brume de chaleur blanche, à midi, sur Montpellier-le-Vieux - sa garrouille sans ombre agrippée partout aux fissures des piliers, des courtines, des tours grisâtres - pareil aux pinacles de grès, dans la jungle, d'une ville du Deccan mort de soif. Au-delà de ses échauguettes et de ses clochetons silhouettés sur le vide, on apercevait la gorge creuse de la Dourbie tout emplie d'un brouillard bleuâtre de beau temps. Les dernières voitures, aiguillonnées par le restaurant lointain, quittaient le parking de la ville fantôme, spacieux et inhabité comme ceux qui s'étendent aux portes des stades américains de base-ball. Maintenant que l'homme avait fini de traîner en s'épongeant le front par ses raidillons ébouleux, on eût dit que l'énorme ruine de théâtre, sous la douche torride du soleil, tendait l'oreille dans le silence pour surprendre quelque part, au creux de ses ravines brûlées, un froissement de source dans l'herbe, l'égouttement d'une voûte de caverne, le tintement résurrecteur de l'eau.

Julien Gracq

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