J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 21 octobre 2016

Les Larmes


Jadis les chevaux étaient libres. Ils galopaient sur la terre sans que les hommes les désirent, les encerclent, les regroupent dans les défilés, les prennent au lasso, les piègent, les attellent aux chars de guerre, les harnachent, les sellent, les ferrent, les montent, les sacrifient, les mangent. Parfois les hommes et les bêtes chantaient ensemble. Les longs gémissements des uns provoquaient les singuliers hennissements des autres. Les oiseaux descendaient du ciel et ils venaient picorer les restes entre les jambes des chevaux qui secouaient leurs magnifiques crinières, entre les cuisses des hommes qui renversaient leur tête en arrière, assis par terre, autour du feu, qui mangeaient avidement, bruyamment, excessivement, qui frappaient soudain leurs mains en cadence. Quand le feu s’était éteint, quand ils avaient fini de chanter, les hommes se relevaient. Car les hommes ne dormaient pas debout comme les chevaux le faisaient. Alors ils essuyaient sur le sol les traces de leurs bourses et de leur sexe qui s’y étaient déposées. Ils remontaient sur leurs chevaux et ils chevauchaient sur toute la surface de la terre, sur les berges humides des mers, dans les forêts basses et primaires, sur les landes venteuses, sur les steppes. Un jour, un jeune homme composa ce chant : « Je suis sorti d’une femme et je me suis retrouvé face à la mort. Où se perd mon âme la nuit ? Dans quel monde réside-t-elle ? C’est ainsi qu’il y a un visage que je n’ai jamais vu, qui me poursuit. Pourquoi je revois ce visage que je ne connais pas ? »
Seul, il partit à cheval.
Soudain, alors qu’il était à galoper en plein jour, il fit nuit.
Il se pencha. Dans la frayeur il caressa le crin qui recouvrait l’encolure de son cheval et sa peau tiède et frémissante.
Mais le ciel devint absolument noir.
Le cavalier tira sur la chaînette en bronze des rênes. Il descendit de cheval. Il déroula sur le sol une couverture constituée de trois peaux de renne solidement nouées entre elles. Il attacha les quatre coins de la couverture en sorte de protéger, le plus complètement possible, autant lui-même que le visage de son cheval. Ils repartirent.
L’air était immobile.
Subitement la pluie s’écrasa sur eux.
Ils avançaient lentement cherchant des yeux, tous les deux, leur chemin dans le vacarme et l’eau tonitruante.
Ils arrivèrent sur une colline. Il ne pleuvait plus. Trois hommes étaient attachés à des branches dans le noir.
Au milieu, un homme entièrement nu, avec une couronne d’épines sur le front, hurlait.
De façon mystérieuse, un autre homme, au bout d’un jonc, tendait à ses lèvres une éponge. À ses côtés, dans le même temps, un soldat enfonçait sa lance dans son cœur.

Pascal Quignard " Les Larmes" (Grasset 2016) 

(On regarde le service de presse de François Bon sur You Tube, on écrit un commentaire et on peut recevoir un livre dans sa boîte aux lettres...! Et c'est un beau cadeau....)

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